Avec la fermeture de l’ensemble des activités non essentielles à compter du vendredi 20 mars 2020 à 6h du matin (THE PUBLIC HEALTH ACT Regulations made by the Minister under section 79 of the Public Health Act) et l’instauration d’un couvre-feu du lundi 23 mars 2020 à 20h jusqu’au jeudi 2 avril 2020 à 20h (THE PUBLIC HEALTH ACT Curfew Order made by the Minister under regulation 14(1) of the Prevention and Mitigation of Infectious Disease (Coronavirus) Regulations 2020), le preneur peut-il suspendre le paiement des loyers de son local commercial du fait des mesures prises pour lutter contre le COVID-19 par le gouvernement mauricien ?
Le droit civil mauricien est basé sur le Code Napoléon. En droit français, le concept de force majeure était d’origine jurisprudentielle, jusqu’à la réforme du droit des contrats de 2016 qui a introduit l’article 1218 du Code civil français. Le droit mauricien n’ayant pas connu une telle codification, la mise en œuvre de la force majeure reste basée sur la jurisprudence. Il ressort de la jurisprudence française antérieure que les juges français n’excluent pas, de facto, les épidémies de la liste des cas de force majeure, mais exigent que l’épidémie dont il est question réunisse un ensemble de critères élaborés par la jurisprudence. Les épidémies de Dengue, d’encéphalite japonaise ou le virus du Chikungunya se sont notamment vues refuser cette qualification. En pratique, les effets de la force majeure sur la relation contractuelle sont généralement prévus dans le contrat, il est donc impératif de vérifier les dispositions contractuelles sur ce point.
De nombreux arrêts de la Cour Suprême de l’Ile Maurice ont repris ces critères élaborés par les juges français, à savoir que le débiteur qui souhaite s’en prévaloir doit démontrer les éléments cumulatifs suivants (voire notamment SOCOVIA (BELLE VUE) LTEE v THE QUARANTINE AUTHORITY & ANOR 2006 SCJ 102, GENERAL CONSTRUCTION CO. LTD v IBRAHIM CASSAM & CO. LTD, 2011 SCJ 19 ; PICK N BUY & ANOR v STATE and IBL v STATE & ORS, 2014 SCJ 46):
- Que l’évènement n’aurait pas raisonnablement pu être prévu au moment de la conclusion du contrat, de sorte à satisfaire le critère d’imprévisibilité; et
- Que l’évènement n’aurait pas pu être évité par la prise de mesures appropriées, de sorte à satisfaire le critère d’irrésistibilité.
Le juge mauricien a admis que l’élément d’extériorité, qui a été abandonné en France par deux arrêts d’Assemblée Plénière du 14 avril 2006) n’était plus non plus requis à l’Ile Maurice (GENERAL CONSTRUCTION CO. LTD v IBRAHIM CASSAM & CO. LTD, 2011 SCJ 19, point 68).
Dans le contexte du COVID-19, l’élément d’imprévisibilité ne soulève pas trop de difficulté, une telle pandémie mondiale et surtout les politiques mises en œuvre par les Etats pour lutter contre la propagation du virus étant très difficilement prévisibles. La caractérisation de la force majeure sera donc principalement liée à la démonstration de la condition d’irrésistibilité. Il faut en effet que le cas de force majeure « empêche l’exécution » et non pas qu’il rende cette exécution simplement plus compliquée ou plus chère.
Pour l’appréciation du caractère d’irrésistibilité du COVID-19, deux hypothèses doivent être distinguées :
(1) Interdiction de l’ouverture du local objet du bail
Dans ce cas de figure, le bailleur n’est pas mis en mesure de satisfaire à son obligation de délivrance, la force majeure devrait donc pouvoir être invoquée pour suspendre l’exécution du contrat. La suspension pourrait également tirer son origine dans l’exception d’inexécution. Ce concept, également codifié en France par la réforme du droit des contrats de 2016 (article 1220 du Code civil français), est reconnu par la jurisprudence mauricienne (voire par exemple MANSER SAXON CONTRACTING LTD v. GOUNDAN CO. LTD 2017 SCJ 409 ou encore CENTRAL TYRES & PARTS CO LTD v THE BANK ONE LTD 2019 SCJ 183). L’exception d’inexécution découle de l’article 1184 du Code civil mauricien et consiste à permettre à une partie à un contrat de refuser d’exécuter son obligation tant qu’elle n’a pas reçu la prestation qui lui est due. Le manquement de l’autre partie doit être suffisamment sérieux pour justifier le recours à ce mécanisme.
En l’espèce en raison des restrictions de circulation des personnes, le preneur n’est pas en mesure de disposer du local objet du bail (ce qui revient à une privation de jouissance). Sous réserve de dispositions spécifiques dans son contrat de bail, le preneur pourrait dès lors suspendre le paiement des loyers durant la période concernée, sous réserve d’en informer au préalable le bailleur.
Seuls les juges pouvant examiner à posteriori le bien fondé de la mise en œuvre de cette suspension, la plus grande prudence s’impose et l’ouverture de discussions avec le bailleur semble nécessaire.
(2) Baisse de chiffre d’affaires ne permettant plus d’assurer le paiement des loyers
Dans cette hypothèse le bailleur respecte son obligation de délivrance du local, mais le preneur n’est plus en mesure de payer le loyer. Les exemples dans la jurisprudence française montrent que le débiteur de l’obligation de paiement doit prouver que l’exécution est impossible et non pas qu’elle est plus difficile ou excessivement onéreuse :
- « le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de ce cette obligation en invoquant un cas de force majeure » Com. 16 septembre 2014, n°13-20.306
- « Considérant néanmoins que le caractère avéré de l’épidémie qui a frappé l’Afrique de l’Ouest à partir du mois de décembre 2013, même à la considérer comme un cas de force majeure, ne suffit pas à établir ipso facto que la baisse ou l’absence de trésorerie invoquées par la société appelante, lui serait imputable, alors d’une part qu’ aucun bilan concernant la Holding et ses filiales n’est produit et, d’autre part, que l’attestation de Monsieur Z A, Directeur Général de l’une des sociétés citées en tant que filiales, fait précisément état du versement des redevances en 2014 et en 2015 à la société appelante à hauteur d’un montant total de 45 109 euros, somme couvrant largement le montant des cotisations appelées au titre du 3e trimestre 2014 ; Qu’il s’en suit que la société HOLDING SAVANA ne rapporte pas la preuve, qui lui incombe, que le non-paiement des cotisations est la conséquence de la force majeure » CA Paris, 17 mars 2016, n°15/04263
Le juge mauricien n’est évidemment pas tenu par la jurisprudence française, mais cette dernière peut influencer ses décisions, dans la mesure où le texte à interpréter est le même (cela a notamment été rappelé dans la décision GENERAL CONSTRUCTION CO. LTD v IBRAHIM CASSAM & CO. LTD, 2011 SCJ 19, point 21).
En conséquence, dès lors que le local est mis à la disposition du preneur, le seul moyen de suspendre le versement des loyers est de démontrer qu’il lui est impossible de payer les loyers et d’apporter la preuve comptable du lien de causalité entre l’évènement de force majeure invoqué et cette impossibilité.
Enfin, sauf dispositions contractuelles expressément contraires, la révision du contrat pour imprévision n’est pas possible à l’Ile Maurice (alors qu’il s’agit d’une des nouveautés introduite en France par la réforme du droit des contrats de 2016).
La plus grande prudence s’impose donc, la suspension du paiement des loyers par le preneur ne pouvant s’effectuer avec la garantie que le juge mauricien, s’il était saisi de la problématique, validera nécessairement la démarche. Tout dépendra des circonstances factuelles, il est donc crucial pour le preneur, si la suspension devait être mise en œuvre, de recueillir en amont le maximum de preuves justifiant sa démarche.
PLCJ Team – 24 mars 2020